Jean-Marc GUILLOU à l'état pur
par Christian MONTAIGNAC
La noirceur des mèches et des yeux, le brun de la peau, la gravité de l'expression songeuse lui offrent l'enveloppe d'un ténébreux dont l'unique lumière vient des pieds. Il y a la clarté de ce jeu qu'il diffuse et il y a l'ombre d'une nature qu'il cache pour vivre plus heureux. D'un côté le pouvoir d'enchantement ballon au pied, de l'autre le charme discret des tempéraments sans complaisance ni hargne.
Jean-Marc Guillou porte sur lui ce clair-obscur d'un champion dont le plaisir le plus intense, le plus enfantin, vient du jeu, de ce football buissonnier où tout ce qui roule accapare les rêves, de cet appel du ballon qui le retient de loin au coin d'une plage ou d'une place.
Il y a de l'artiste chez ce baladin faussement mélancolique dont la musique est celle des footeux de toujours. Parlez-lui du ballon, de ses premiers surtout et dans ce ton monocorde fait d'application et de mesure percera l'envie, tandis que la lueur des yeux où passent parfois l'ironie s'agrandira sous l'effet de la vraie passion.
« Je devais avoir sept ans. Je vivais avec ma famille à Couëron, à quinze kilomètres de Nantes. On habitait dans la cité Pongébaud. Mes premiers matches, je les ai faits contre mon frère Alain, qui a quatre ans de plus que moi. Ce n'est pas le même tempérament. Il est assez dur. J'arrivais à le passer de temps en temps. Couëron était considéré comme une pépinière. Il y avait une grosse colonie de Polonais, avec Sowinski et Desmat en particulier, et beaucoup d'autres joueurs de qualité comme Guessoum. Trois ans après mon père est retourné chez lui à Frossay. J'ai commencé à jouer à onze ans avec les cadets de Paimbœuf. J'avais toujours des matches personnels contre mon frère. Quand je suis devenu cadet, j'ai joué en Promotion d'Honneur. C'est marrant, un jour nous avons joué contre Saint-Nazaire. C'est Guessoum qui entraînait l'équipe. Il se souvenait de moi quand je jouais avec les autres gosses à Couëron. »
LES LONGUES PATIENCES
Jean-Marc Guillou allait demeurer longtemps un enfant du ballon sans pour autant se laisser tenter par le grand voyage professionnel. Le football n'était que le fruit du plaisir et du hasard, un fruit à déguster plus qu'à croquer. « Par la suite, je suis parti à Saint-Nazaire non pas pour jouer au football mais parce que j'avais le C.A.P. et que je pouvais passer le B.E.T. Après, je suis venu à Angers pour faire mon service militaire. Le football n'y était pour rien. Je ne pensais pas devenir footballeur professionnel. Difficile à dire, c'était un rêve, ça me paraissait inaccessible. Mais je ne le désirais pas vraiment. La mentalité ne me plaisait pas. Jouer comme ça me suffisait. Ce monde ne m'attirait pas. Je travaillais à l'usine. Je laissais aller. »
Le grand divertissement sur le terrain était de maîtriser le ballon, de le garder jusqu'à plus soif, de le toucher, de s'en étourdir, d'inventer des feintes, des dribbles, des trucs. L'instinct commandait en tout ; laisser faire le temps, la vie, le bon vent du plaisir. « J'ai toujours dribblé et jonglé naturellement. J'ai découvert des dribbles comme ça en gardant le ballon. Avant, j'étais capable de le garder longtemps en faisant ce que je sentais sur le moment. »
Jean-Marc Guillou était à l'état brut, beau solitaire grisé par les tentations de l'art pour l'art, des délices égoïstes du charmeur de ballon. Mais calmement, le besoin d'élargir le regard et d'atteindre à toutes les vertus de ce sport s'imposa. Guillou, ce nom fait pour servir le cliché de la « douceur angevine », cultiva les longues patiences, faites de doutes et de découvertes. L'homme et le joueur changèrent insensiblement de cap. Ils y furent aidés au passage par d'autres : M. Leduc (il dit Monsieur Leduc comme Monsieur Rossi, politesse et respect mêlés), m'a permis de prendre conscience de jouer en professionnel, Chlosta m'a mis en confiance en me répétant que j'étais bon. » (Sourire).
L'équilibre s'installa entre l'indépendance du caractère, l'attirance pour les replis et le besoin de bien comprendre et servir un sport en même temps qu'un métier. « j'ai cherché à simplifier mon style, à l'épurer. » Ici, nous lui avons demandé d'expliquer ces dribbles ou l'approche de l'adversaire, les légers déhanchements et piétinements sont autant d'invitations au contre-pied, à la plongée dans le vide. « Je me sers en gros de quatre dribbles forts. Je contourne l'adversaire par la droite en passant le ballon pied droit, pied gauche dans la course. Il faut que je me retrouve le plus vite possible derrière lui. S'il ne commet pas d'obstruction, je passe et me dégage. Je sais que Magnusson faisait le même dribble. Je n'ai copié personne. Pour y arriver, il faut un contrôle de course et une observation de l'adversaire, de sa manière de réagir. Si vous le passez deux fois de suite du même côté, il est préférable de changer le coup d'après. Je me suis efforcé d'arriver à des dribbles efficaces, qui pénètrent. Ça ne réussit pas toujours. Il faut jouer au millimètre. Mais ces dribbles ne peuvent être positifs que dans la mesure où ils servent une collectivité et non un plaisir personnel. »
« J'AI ESSAYE DE DEPOUILLER MON JEU AU MAXIMUM »
Le beau mot - pris dans ce sens - « d'épuration » est désormais lié à la collectivité. Il aboutit au rayonnement d'un joueur par le chemin le plus délicat, celui de la simplicité et de la clarté dans la difficulté. Oui, remettez-vous en mémoire des images de Guillou ballon au pied et maintenant lisez-bien : « Ce qui m'intéresse par-dessus tout c'est de ne jamais embarrasser le partenaire dans mes passes, de le mettre en confiance dans mon action. Pour cela, j'ai essayé de dépouiller mon jeu au maximum. C'est là qu'entre la part de travail, de réflexion. J'ai essagé d'améliorer mon jeu de tête, le physique, la course, la manière de récupérer des ballons en défense en provoquant une feinte que l'on pourra contrer. »
Il restera en nous ce privilège d'avoir fait la découverte de Jean-Marc Guillou par un tendre matin avec celui qui n'en finissait pas de dire son respect pour ce joueur. J'étais venu à Angers pour rencontrer Raymond Kopa à l'occasion d'un reportage. Nous avions évoqué la réussite tardive de Guillou appelé en équipe de France à l'âge de 28 ans. Kopa, de sa parole nerveuse, nous raconta : « Ça fait un moment qu'il est bon celui-là. J'ai eu l'occasion de rencontrer Boulogne un jour et j'en ai profité. « Pourquoi ignorez-vous Guillou ? » Réponse : « J'ai mon meneur de jeu Henri Michel » (au fait, prétendre que Michel à Naples, pour sa 49e sélection, a enfin tenu le rôle de meneur de jeu, n'est-ce pas un peu léger ?...). Voilà, je n'en dirai pas plus. » Peu de temps après Raymond Kopa me demanda : « Vous voudriez connaître Guillou ?
- Oui.
- Je ne suis jamais allé chez lui. Et pourtant je sais qu'il n'habite pas loin. J'ai son adresse. »
Voilà comment nous étions partis, à la recherche, très laborieuse ma foi, de Jean-Marc Guillou et de sa villa angevine. J'avais pu assister alors à une passionnante conversation où transparaissaient les fragilités et les passions de Guillou avec, en prime, la démonstration, par Kopa interposé, qu'un amorti devait être fait dans l'action et non arrêter l'action, que tout geste devait être utile pour soi-même mais aussi et surtout pour les autres. Ce souci qui n'apparaît toujours pas à un public en extase devant un défenseur qui simule la passe en retrait à son gardien et embarque l'attaquant à l'affût, ce qui ne représente aucune espèce d'exploit mais dont plusieurs joueurs, de Bosquier à Trésor, ont su profiter, ce même public ne percevant pas toujours ce qu'il y a d'infiniment ardu dans la manière de faire « le bon choix », selon l'expression en vogue.
« ON PERDAIT UN PEU NOTRE TEMPS... »
Ces réactions de Jean-Marc Guillou sont toujours de mise car ce sont bien ce joueur et cet homme-là qui ont rejoints l'équipe de France et Nice. Dans les deux cas, des déceptions se firent jour. Déceptions par rapport à un idéal surtout.
L'équipe de France, disons première époque, celle de Kovacs. « Pour bien jouer en équipe de France, il faut se sentir chez soi, comme à la maison. Il faut donc établir une communication entre les joueurs, un climat de confiance. C'est difficile en peu de jours. C'est vrai qu'à un moment donné, j'avais l'impression qu'on perdait un peu notre temps dans les stages à partir du moment où on n'en tirait pas le meilleur parti. Les relations restaient un peu superficielles. Mais ce n'était pas grave. C'est pour cela que je n'étais pas spécialement attiré par l'équipe de France et que le fait de ne pas y jouer ne pouvait pas me rendre malade. »
L'équipe de Nice, avec l'expérience de l'entraineur-joueur-capitaine, expérience qui débuta sur beaucoup de chaleur pour devenir franchement glaciale. « Il faut d'abord admettre que j'étais le premier responsable de ce qui arrivait. J'étais responsable notamment d'un certain relâchement. L'expérience a démarré très fort et peut-être qu'on s'est endormi sur ces succès. J'étais responsable des bons et des mauvais résultats. Je n'ai peut-être pas fait ce qu'il fallait faire quand on s'est enfoncé dans la facilité. Moi aussi, j'ai cru que « ça allait continuer ». Ça, c'est une chose. Ensuite quand j'ai fait comprendre à Katalinski qu'il ne faisait plus partie de l'équipe, les dirigeants ont paru gênés. J'ai vite compris. Le fait de céder dans de telles conditions ne m'aurait pas permis d'agir avec la liberté suffisante. J'estimais qu'il y avait abus de confiance de Katalinski à travers son comportement et ses déclarations. Du moment que je ne pouvais pas m'y opposer, il me valait mieux arrêter. De toute manière, je restais joueur et cela ne pouvait pas causer de problème. Il est évident que si je redeviens entraîneur d'une équipe, les choses ne se passeront plus comme ça. Elles seront plus simples. Je prendrai mes précautions. »
« HIDALGO SAIT ECOUTER »
Aujourd'hui, il regarde l'équipe de France avec une espèce de soulagement et de satisfaction. Michel Hidalgo, qui a dit avec gêne et délicatesse au cours de « l'homme en question » que son style de joueur s'approchait en son temps de celui de Guillou, a démontré toute sa finesse dans les rapports humains, mais aussi la qualité de ses exigences d'homme de football, en faisant appel à Guillou sans consulter sa date de naissance et s'arrêter, comme d'autres n'auraient pas manqué de le faire, à la menace de sottes incompatibilités entre Platini et lui. Il a même ajouté Henri Michel à cette équipe de France, ce qui est une bonne leçon à méditer quand on songe à la réflexion de Georges Boulogne et, enfin, a fait en sorte d'utiliser le Niçois et le Nantais pas seulement sur le terrain. Autant d'éléments qui ne pouvaient que rassurer et séduire Jean-Marc Guillou fidèle aux mêmes scrupules devant l'équipe de France. Aussi, ne faut-il pas s'étonner que sa manière de considérer l'équipe de France ait évoluée.
« Elle est meilleure qu'elle n'était, c'est incontestable. Elle est encore un peu fragile mais elle sait réagir. Il est évident que Michel Hidalgo a apporté quelque chose dans cette mentalité. Il fait ce que certains clubs font, mais pas tous. Il ne consulte pas seulement Henri Michel et moi-même. Il écoute d'autres joueurs. Il prend les décisions qu'il désire, bien sur, mais après avoir écouté. Il demande aux joueurs leur avis, ce qui ne peut que renforcer la confiance, discute de tous les problèmes et prend des décisions justement en connaissance de cause. C'est très important. »
Nice, en revanche, s'est délabré. Cette équipe, qu'il arriva dès ses premiers matches à « ordonner » dans sa volonté de bien préparer le jeu et de réduire la précipitation et la fébrilité de l'ensemble, est revenue à ses anciens démons avec son étrange Katalinski et son président aux malheureuses impulsions. Jean-Marc Guillou n'a jamais autant parlé sur un terrain pour que revive une collectivité.
« Toutes les équipes sont plus ou moins complexes. Celle-ci a ses problèmes et on n'arrive pas à les résoudre rapidement. Il suffit d'un rien pour qu'elle perde ses bases. » A Nice, il faut constamment recoller les morceaux, rebâtir, chasser toutes les chimères, chercher, trouver si possible, composer avec la fragilité, et se dire constamment que cette étrange équipe peut en l'espace de quelques matches quitter son apparence de beau navire pour devenir le radeau de la méduse.
« CETTE EQUIPE A UNE GROSSE MARGE DE PROGRESSION »
Restent l'équipe de France et la perspective argentine qui ont de quoi restituer à Guillou toute la satisfaction de jouer à onze ou plutôt à vingt-deux. Elle est là, cette équipe de France, pour prolonger son idée du football et de la collectivité, en même temps que lui permettre de bien terminer son voyage international. Il en parle avec d'inévitables précautions (« on ne sait jamais ce qui peut arriver, une blessure, un accident ») et cette façon d'avancer sur la terre ferme, avec un égal sens de la mesure, loin de rêves plus ou moins fous.
Il y a d'abord le retour à ce match de Naples où, dans des conditions de jeu différentes, il ne put renouveler sa performance de France-Bulgarie et dut se faire discret et passer le témoin à Henri Michel, lequel se montra à son avantage.
« Peut-être qu'on a abordé ce match trop tranquilles. On ne s'est pas bien trouvé, et c'était général. On cherchait mais il manquait le bon équilibre. Il était plus ou moins prévu que l'on permute avec Michel. Le changement a été bénéfique. Peut-être que si l'inverse s'était produit, si j'étais rentré en deuxième mi-temps, la même chose se serait passée. Mais ce n'est pas l'essentiel. L'équipe a mieux joué et a montré sa personnalité et ses réelles possibilités dans la manière de conduire le jeu. »
Il y a ensuite la perspective argentine et l'occasion ainsi fournie sur un plan personnel de bien terminer le voyage international. La première réaction est faite, une nouvelle fois, pour tempérer toute ardeur. « On va là-bas en espérant être titulaire, en essayant de l'être, mais rien n'est définitif. » La deuxième est pour dire que cette équipe était décidément faite pour lui plaire. « Il est sur que si elle ne me plaisait pas, j'aurais choisi une occasion pour me désister, pour faire comprendre qu'il ne fallait pas compter sur moi. » La dernière, enfin, est pleine de ces points de suspension qu'il aime à délivrer dans ses expressions. « On ne va pas faire de pronostic. La seule certitude c'est que cette équipe dispose d'une grosse marge de progression. Il y a une conviction et une confiance en elle. Les joueurs s'estiment, savent être solidaires et réagir comme on doit le faire dans un club. »
Tel est Jean-Marc Guillou à l'état pur : pas un dribble, ni un mot de trop. Tout, le mouvement, la parole, l'action, doit aller dans le sens du positif, de l'utile. « Nice a perdu certaines de ses chances d'être champion de France mais il faut toujours espérer. » Jean-Marc Guillou, dans son refus de la facilité, est toujours habité par l'envie de créer l'harmonie, la confiance, d'améliorer, d'écouter et de convertir. Il aura fallu que Nice en vienne à perdre l'essentiel de son football pour que des cris, des colères, sortent de cet homme épris de tolérance. L'équipe de France lui propose une sérénité dont il ne manquera pas de se nourrir cet été. Avec peut-être un jour suivez le regard de Michel Hidalgo... la possibilité d'y apporter une parole et une pensée mûrie à toutes les épreuves.
Signé Hidalgo
L'homme qui donne le la
Michel Hidalgo brosse le portrait technique et humain de chacun de ses « Bleus ».
LE JOUEUR
« Il a l'air détaché avec son allure trottinante, mais c'est un grand virtuose, un soliste de talent qui donne toujours le « la » à son orchestre. Le ballon lui colle au pied en toute circonstance. Il n'a pas son pareil pour escamoter un adversaire et faire une passe décisive. Jean-Marc a une très bonne frappe des deux pieds qui lui permet d'alerter ses partenaires de loin. Dommage qu'il dédaigne un peu trop à tirer ! C'est également un bon défenseur. Au total, un footballeur dont le rayon d'action est vaste et qui joue juste dans n'importe quelle zone du terrain.
L'HOMME
Jean-Marc est un idéaliste. Il n'oublie jamais l'esprit spectaculaire du football. Intelligent, pudique, modeste, cet homme très équilibré n'a pas de problème avec le miroir grossissant de l'auto-satisfaction. Il trouve toujours son bonheur et son plaisir en jouant au football... sur une plage ou au Parc des Princes.
Les répliques de Jean-Marc peuvent dérouter, mais il est l'ennemi des coups tordus. C'est un garçon loyal, foncièrement honnête, agréable, toujours correct. Il doit être difficile de lui trouver un ennemi !
Jean-Marc a en lui un poids de certitude et une soif de savoir qui doivent en faire un éducateur de qualité. »
Merci à France Football (7-3-1978) pour l'article. Merci aussi à Fanch G. de Bretagne Football Association pour le scan.