MANOUCHE
Par Robert Vergne
L'année Guillou ! C'est bien ainsi que l'on pourrait résumer cette saison 73-74.
Pour une surprise, c'est une fameuse surprise. Rien ne laissait présager un tel destin de la part d'un homme de 28 ans, un peu taciturne et qui fuit les honneurs comme la publicité. De surcroît son club, le S.C.O. d'Angers n'est ni champion de France, ni vainqueur de la Coupe. Autrement dit, aucune gloire collective à attendre avec ses inévitables retombées sur les individualités : le S.C.O. d'Angers se contente d'être le meilleur club français à l'« indice de performance », comme l'on dit dans la ville voisine du Mans, lors des célèbres 24 Heures. Comparé avec les moyens des grands comme Nantes, Saint-Etienne, Marseille ou Nice, Angers est en quelque sorte un club amateur.
Et pourtant voilà Jean-Marc Guillou « Etoile d'Or » de « France-Football ». Cela veut dire qu'en onze mois, tous les correspondants ou envoyés spéciaux de l'« Equipe » et de « France-Football » ont plébiscité Jean-Marc Guillou comme rarement joueur l'a été avant lui.
Il faut remonter à Raymond Kopa, cet autre Angevin d'adoption pour trouver une telle unanimité. Mais lui, qu'en pense-t-il ?
Avant de lui poser la question, j'étais assez intrigué, connaissant un peu ce personnage non conformiste, c'est le moins qu'on puisse dire dans un milieu qui l'est tellement.
D'autant que le système des « étoiles » est assez discutable en soi dans la mesure d'une part où il n'y a pas unité de jugement et que de l'autre, on personnalise peut-être à l'excès les fruits du travail collectif.
Un homme loyal, direct, et très attaché à ses idées comme Jean-Marc Guillou n'allait pas manquer d'avoir une opinion précise et certainement originale sur le sujet, même si en l'occurrence il s'agit pour lui d'un sujet de satisfaction.
MARIÉ DÈS LA MATERNELLE !...
— Les « étoiles » ? Je crois que c'est surtout intéressant... pour vos lecteurs. C'est un « truc » de journaliste en somme et les joueurs ne devraient pas être concernés par ce jeu. Ils pourraient même fort bien ne pas les lire...Ça commençait bien ! Une fois de plus Guillou n'allait pas tergiverser : oui, il a obtenu l'étoile d'or, oui cela lui a fait plaisir, mais sans plus, un peu comme sa première sélection en équipe de France.
En contre-partie, il y a cette publicité qui s'abat sur lui et qu'il trouve excessive. Car en plus de tous les journaux spécialisés et d'information qui le sollicitent, tout le monde veut « faire du Guillou », y compris la « Vie Catholique ».
— Vous ne trouvez pas que vous exagérez un peu ?
Il sourit sans la moindre ironie et encore moins de vanité. C'est un mot et un sentiment qu'il ignore. De son living de Sainte-Melaine-sur-Aubance, on découvre un peu de la campagne angevine, calme et reposante. Exactement ce qu'il convient entre les matches.
Il y a là Stéphanie, Sarah, Johan qui n'ont guère plus de cinq ans à eux trois. Et aussi Mme Guillou.
— J'ai connu mon mari à l'école maternelle de notre village. Ce qui fait que nous ne nous sommes jamais quittés, en somme.
Ce n'est évidemment pas fréquent. Mme Guillou offre tout à fait l'image que l'on peut s'en faire à la lumière de son époux. Sérieuse, un peu grave, intelligente.
— Depuis que je connais Jean-Marc, je ne l'ai jamais entendu critiquer un adversaire, encore moins un partenaire, évidemment.
Ce n'est pas toujours aussi évident ailleurs...
La conversation s'enclenche ailleurs sur des notions abstraites et pourtant si présentes dans la vie des hommes comme la bonté, l'intelligence, et l'objectivité.
L « ÉCOLE » DU FOOTBALL
Jean-Marc réfléchit toujours avant de parler, mais peu de temps. Cela se traduit généralement par un léger mouvement de tête.
— Je crois que l'on peut parler de tout et de tout le monde dès lors qu'il n'y a pas de méchanceté dans les propos que l'on tient. Il peut arriver d'être méchant par manque d'intelligence par exemple...
— D'abord, qu'est-ce que c'est que l'intelligence et comment la mesurer ? Mais le football est une merveilleuse école en soi qui fait davantage évoluer ses participants que n'importe quelle autre activité. Parce que dans une équipe, on travaille, on s'amuse et l'on souffre ensemble. Le simple fait de jouer rapproche les hommes. Mon professeur d'anglais affirmait que les Français possèdent moins d'esprit civique que les Anglais parce qu'ils pratiquent moins de sport collectif qu'eux. On s'enrichit constamment lorsqu'on est footballeur.
— Quelle est la qualité que vous estimez le plus ?
— L'objectivité et pourtant je me demande parfois si cela existe. Parce qu'en définitive tout est sujectif, c'est-à-dire son contraire. On le voit bien par exemple à propos des jugements portés sur un match de football où les opinions sont le plus souvent partagées.
— C'est assurément le moins qu'on puisse dire...
« Mais revenons un peu à vous. Si vous n'aviez pas été footballeur professionnel, quelle profession auriez-vous aimé exercer ?
— Avocat.
Cette fois il n'y a pas eu de léger mouvement de tête préalable. La réponse a jailli comme l'une de ses passes claires, précises. Est-ce parce qu'il a une certaine propension à défendre la veuve et l'horphelin ? Pas nécessairement.
— J'aurais aimé être avocat à cause des contacts humains que cette profession procure beaucoup plus facilement que d'autres et ce, dans tous les milieux.
Avec des mots, on peut tout dire, et même le contraire de tout.
— C'est effectivement très enivrant au plan intellectuel, mais dangereux. Ne trouvez-vous pas ?
— Non si l'on est honnête. Le plus dramatique pour moi, c'est l'ignorance.
VAN GOGH ET LES BEATLES
— En dehors du football, qu'est-ce que vous appréciez le plus ?
— En premier lieu la musique. Ou plutôt les musiques. Pourquoi établir un distinguo entre musique classique et moderne et le jazz. Moi j'aime Mozart, Tchaïkowski, mais également les Beatles. C'est comme avec mes enfants, je ne fais pas de différence.
— Et en matière de peinture ?
— C'est un domaine encore plus vaste, du moins pour moi. J'aime beaucoup Gauguin, mais j'adore Van Gogh. Personnellement je ne trouve rien de plus beau que son « tableau du soleil » par exemple.
En revanche, la littérature serait plutôt mon point faible, mais je vais me rattrapper en montant une bibliothèque.
— Et si l'on parlait... un peu de football. C'est également un sujet de conversation agréable, ne trouvez-vous pas, surtout lorsqu'on peut s'élever au-dessus de certaines contingences.
J'estime qu'il n'y a qu'une seule manière de jouer au football... C'est d'essayer de bien jouer. Mais je ne condamne personne y compris les équipes dont le style ne me plait guère. Qui peut prouver qu'elles ne joueraient pas mieux si elles évoluaient dans des conditions plus favorables ? Par ailleurs je ne suis pas hanté par les problèmes tactiques. Je crois que ce qui compte d'abord, ce sont les hommes. La preuve, je finirais peut-être ma carrière de joueur comme bétonneur.
— Et l'équipe de France ?
ENTRAÎNEUR, PEUT-ÊTRE
— Il faut encore voir. Il me semble que cela s'arrangerait plutôt. M. Kovacs est un bon psychologue. Certes il ne nous fait pas « de fleur » mais il ne nous critique pas. Avec lui on se sent en confiance.
— N'avez-vous pas ressenti quelques regrets d'avoir été appelé si tard, à vingt-huit ans alors que chacun s'accorderait à penser que vous étiez l'un des meilleurs joueurs français depuis deux ou trois ans ?
— Oh! vous savez, je n'ai pas du tout l'âme d'un martyr. Il paraît même, à ce que dit un philosophe, qu'un bon chef de file se doit de commettre quelques erreurs... Et puis tout le monde veut former son équipe nationale, mais on ne peut jouer qu'à onze. Dans le fond, sélectionner, c'est d'abord éliminer.
— Quelles sont vos perspectives pour ce qui concerne votre fin de carrière de joueur ?
— Je désirerais accomplir une ou deux expériences. Sur le plan financier, je me suis fixé un certain niveau, disons un ordre de grandeur. Mais je n'irais pas n'importe où, n'importe comment pour une seule question d'argent. J'avoue que Paris me tenterait assez, même si c'est assez difficile paraît-il. De toute façon, ce ne serait pas pour me déplaire. En mathématiques, mon professeur trouvait déjà bizarre que je choisisse le plus souvent la solution la plus difficile.
« Cela dit, je suis lié au S.C.O. d'Angers encore pour un an et il n'est pas question que je parte autrement qu'en laissant un bon souvenir.
— Et lorsque vous aurez terminé votre carrière de joueur ?...
— Attendez encore un peu, je vous l'ai déjà dit, je finirai ma carrière comme bétonneur, et cette perspective me laisse encore du temps devant moi...
— Certes, mais même cela aura une fin. Dans quelle direction aimeriez-vous vous recycler comme l'on dit maintenant ?...
Dans le football, comme entraîneur. J'avais longtemps écarté cette hypothèse mais je me suis rendu compte de beaucoup de choses ces derniers temps. Par exemple que les entraîneurs ne sont pas assez libres, en règle générale. Peut-être parce qu'ils n'ont pas gagné assez d'argent lorsqu'ils étaient joueurs et dans le fond, la liberté est d'ordre essentiellement économique.
Pour moi un entraîneur doit être libéré de toutes les contingences pour être efficaces. Et puis dans cette profession il y a un aspect sociologique qui me passionne. Sur le plan psychologique également. Je pense que je serai plus près des joueurs que ne le sont les entraîneurs actuels. Si les dirigeants demandaient plus souvent l'opinion des joueurs sur tous les sujets, ils auraient davantage d'informations exactes ; ils commettraient moins d'erreurs. On apprend toujours quelque chose tous les jours et que l'on communique ensuite aux jeunes. Cela me paraît passionnant.
— D'où vient ce surnom « Manouche » ?
Il a sourit imperceptiblement, en secouant la tête comme prévu...
— Parce que certains me jugent un peu bohème.
— Et vous ?
— Si cela signifie rechercher le contact, réfléchir aux problèmes des hommes, écouter de la musique ou rêver lorsqu'on le peut, alors je suis très bohème.
— Et timide ?
— Non. Seulement réservé. Dommage tout de même qu'il ait été tenu si longtemps en réserve...
Car si l'on connaissait Guillou, on ignorait presque tout de « Manouche ».
Devant la belle maison au toit d'ardoises qui atteste de sa réussite.
RAYMOND KOPA
Fixé a Angers dès son jeune Age, Raymond Kopa, le plus grand joueur français des vingt dernières années est revenu sur les bords de la Maine comme prévu. Evidemment hier le match du S.C.O. d'Angers, qui est avec le Stade de Reims, le club de son cœur.
Raymond Kopa a toujours eu la réputation d'être sévère, voire dur dans ses jugements. Celui qu'il exprime à propos de Guillou n'en a que plus de valeur :
« Il y a longtemps que je connais Guillou et je l'avais même signalé avec insistance au précédent sélectionneur. Jean-Marc Guillou sait tout faire avec un ballon. Il est pratiquement impossible de le lui prendre, sauf en utilisant des moyens illicites. De plus, il est ce que j'appellerai un fabricant de jeu. Il voit, sent, respire, le coup a faire. Pourtant pour m'épater, il m'en faut beaucoup. Eh bien, j'affirme que ce gars-là il a tout simplement du génie. »
Cela méritait bien une « étoile d'or ».
COMMENT ILS LE VOIENT
Docteur Kerjean, Président du S.C.O. d'Angers :
« Il y a parfois d'heureuses coïncidences dans la vie comme dans le football. C'est ainsi par exemple que le S.C.O. d'Angers possède le président le plus calme de France. Mais la traditionnelle douceur angevine n'a pas eu de mal à déteindre sur ce médecin breton qui ne s'est sans doute jamais mis en colère de sa vie. Ce n'était pas avec Guillou qu'il risquait de commencer.
« Jean-Marc est non seulement un joueur, mais plus encore un homme d'exception, d'une grande droiture et peut être cité en exemple à tous, y compris les enfants des écoles. Je ne sais pas s'il quittera le S.C.O. un jour, mais alors à Angers tout le monde en sera très malheureux. »
Merci à Football Magazine (juin 1974) et à Rodighiero pour le scan.