Le 23 janvier 1982, Patrice Lecornu a quitté le terrain à la 68e minute d'un Lille-Nantes, qui serait tombé dans la plus profonde des oubliettes, s'il n'avait pas constitué pour lui le début d'une longue période de son existence en points de suspension. Quand le malheur se fait aussi pressant, on croit qu'il est sans limite. Et puis, un jour, surgit un pâle rayon de soleil. Lecornu rejoue avec l'équipe nantaise de Troisième Division. Plus qu'un retour. Une véritable résurrection. Qu'il ponctue encore cependant d'un point. D'interrogation, cette fois-ci.

LECORNU

par Gérard EJNES


Patrice Lecomu en tentative de débordement face au Monégasque Ninot. C'était il y a longtemps, très longtemps. Un geste mille fois revécu en rêve. (Photo Presse-Sports)

Deux phrases tout d'abord de Patrice Lecornu. La première est du genre à refroidir le plus endurci des journalistes. « Qu'est-ce que vous voulez que je vous raconte ? Je n'ai rien à dire. Ça fait si longtemps que je ne joue plus. » La deuxième est plutôt du genre à remonter le moral du susdit. « Il y a trois ou quatre mois, j'aurais refusé de vous recevoir. »

Allons, on a bien fait de venir. Rien à dire, c'est vite dit ; trop vite dit. Alors que nous marchions dans une rue de Nantes, je me suis placé légèrement derrière lui. Pour le regarder marcher. Pour toucher des yeux un signe tangible de son long malheur. J'ai vu deux jambes légèrement arquées, qui lui donnent une allure de cow-boy. J'ai vu surtout une démarche parfaitement équilibrée. Tout à l'heure il me dira : « J'ai eu peur de ne jamais remarcher normalement. »

La première victoire de Patrice Lecornu, elle est là. Physiquement, il ressemble à n'importe quel autre badaud.

En ce mardi, à Nantes, qui le reconnaît encore ? Ce matin, aux aurores, un avion s'est envolé pour Vienne, emportant l'intégralité de l'effectif professionnel valide ; sauf lui.

Lecornu rejoue. Lecornu entre dans un vestiaire avec son sac, se change, met ses chaussures à crampons, part s'échauffer. Rien de banal pour lui. Parce que la vie est une mégère et qu'elle ne lui a pas épargné les crocs-en-jambe.

Au moment où il s'y attendait le moins. Quelques lignes suffisent pour retracer une carrière suspendue au-dessus du vide, alors qu'il n'avait que vingt-trois ans. L'âge d'un commencement pour tout le monde. L'âge d'une presque fin pour lui.

La Normandie. L'ASPTT Caen, stagiaire au Red Star, qui coule en 1979. Professionnel à Angers ; contrat de quatre ans. Angers descend au bout de trois ans. Le gros coup. Un transfert à Nantes. Avec Angers toutes les sélections : Espoirs, B, A', et A bien sûr. Pas grand-chose ; un goût fugace sur le bout de la langue. A vingt et un ans, en octobre 1979, une mi-temps contre les Etats-Unis. « Bof ». Cinq mois plus tard, cinquante-six minutes contre la Grèce. Pas de concessions : « J'ai été nul ». Ajoutez, à quinze mois de là, douze minutes contre le Brésil. C'est tout.

« Mon échec »

Tout cela lui paraît tellement loin, tellement vague, qu'il en vient à se demander parfois s'il n'a pas rêvé ces moments bleus. S'ils ne font pas simplement partie d'un « blues » généralisé dans lequel il vit depuis février 1982. Un an et demi.

Un souvenir pourtant est resté profondément gravé dans son esprit.

« Contre les Etats-Unis, pour ma première sélection, je suis entré sur le terrain en début de seconde mi-temps pour remplacer Roland Wagner touché au genou en première période. C'est à cause de cette blessure que Roland a dû, en avril dernier, et après beaucoup de souffrances, mettre un terme prématuré à sa carrière. »

Le rapprochement ne manque pas d'être troublant. Une malédiction, qui n'est sans doute qu'un terrible hasard, lequel allait unir dans le malheur ces deux nouveau-nés internationaux.

Tout a commencé le jour où Patrice Lecornu a quitté Angers, où il n'était rien d'autre qu'un petit roi, pour Nantes, où les trônes sont nombreux, les aspirants légion.

« Pour vous Patrice, ce transfert à Nantes, ce devait être une espèce de consécration ?

— Bien sûr. Mais aussi un défi que je n'ai pas su relever. Mon plus gros regret est de ne pas être arrivé ici à seize ou dix-sept ans. Je ne me confie pas rapidement. Je suis assez réservé quand je ne connais pas les gens. J'étais ce que l'on appelle communément un gros transfert. On m'attendait au tournant, au sein même du club.

— Vous n'y êtes d'ailleurs pas arrivé au bon moment. C'était la dernière année de Vincent, l'année de crise ?

— C'est vrai que le climat n'était pas idéal. Mais les problèmes c'est moi, et moi seul, qui me les suis créés, en ne justifiant pas la confiance que l'on m'avait accordée. J'ai été mauvais pendant six mois. Je n'ai rien apporté. »

Tant de sincérité peut surprendre. On la comprendra mieux quand on saura que ce qui pour n'importe quel autre joueur serait catastrophique, et sans doute impossible à dire, n'est ici qu'anecdotique. Le mal va être trop profond, trop déchirant et sournois, pour qu'il y ait matière à dissimuler un échec sportif.

— Tout a commencé, je crois, par une entorse au genou ?

— C'est vrai, mais l'entorse n'était que la conséquence inéluctable d'une malformation congénitale. En fait, je suis né avec la rotule du genou gauche désaxée par rapport au tibia. Dès l'âge de quinze ans, j'ai commencé à être la victime de petites entorses à répétition. J'en ai eu une douzaine. A Caen, j'ai été opéré d'un ménisque, mais j'ai souvent joué avec des douleurs, avec de la tendinite. A Angers, j'ai dû subir plusieur fois des infiltrations avant les matches. Mais en fait, mes indisponibilités ne dépassaient jamais une quinzaine de jours.

— A Nantes tout s'est compliqué ?

— En janvier, contre Lille, j'ai été blessé. J'ai dû m'arrêter quinze jours. Ensuite, j'ai repris l'entraînement. Mais je sentais que ça n'allait pas très bien. Mon genou flottait un peu. Jusqu'au jour de février où j'ai reçu un coup à l'entraînement. »

« Le foot, c'est fini »

L'enchaînement tragique commence. Arthroscopie, puis opération de la rotule. « Les ligaments sont bons », ont dit les médecins. C'est important. Mais l'opération n'est pas simple. Pour remettre la rotule dans l'axe, il faut scier un morceau du tibia. Trois mois d'arrêt au minimum. Saison terminée. C'est encore le temps des prévisions. On pense qu'il reprendra normalement l'entraînement avec ses équipiez en juillet.

Fin mai, il recommence à courir, sans toucher au ballon. Tout se passe bien. Trop bien.

« C'est en juin que j'ai eu mon accident de voiture. »

Le visage de Patrice se contracte. Cet accident-là recèle beaucoup plus de misère que tout ce que l'on peut imaginer. Passons.

« Quelles en ont été les conséquences ?

— Tout d'abord, une fracture du fémur. Ensuite, bien sûr, mon genou a ressauté, avec une grave entorse à la clé. On m'a mis un clou dans le fémur. Mais on ne m'a pas opéré du genou. Le risque était trop important après l'opération que j'avais subie quelques mois plus tôt.

— A quoi avez-vous pensé alors ?

— Après l'accident, je me suis dit : le foot, pour moi, c'est terminé. J'ai pensé à mon avenir. Simplement a remarcher. Simplement à recourir. D'ailleurs le chirurgien a été franc. Il m'a dit qu'il y avait très peu de chances pour que je rejoue à un haut niveau. A un petit, sans problème, mais pas au niveau professionnel, car je serais sans doute incapable de supporter la somme d'entraînement que l'on doit absorber. Je me faisais donc peu d'illusions. »

Mais que risquait-il à essayer ? Rien. Strictement rien. En quelques mois, il perd huit kilos et cinq centimètres de tour de cuisse. « Je n'avais plus rien autour de l'os. Dans la glace, je me faisais presque peur. J'ai repris mes kilos et presque tous mes centimètres. Mais dans la glace je vois toujours la différence. »

Il existe des circonstances dans lesquelles il faut avoir le courage de se regarder dans une glace pour affronter les rigueurs du destin. Pour les combattre aussi.

Patrice s'est souvent regardé dans une glace. Plus simplement, il a souvent regardé directement son genou gauche.

« Souvent, jusqu'à dix fois par jour, pour voir s'il gonflait. Quand j'arrivais à l'oublier pendant deux ou trois jours, je savais que c'était bon. » Cela, c'est du passé récent. Avant, c'est l'époque du désert.

Invalide ou pas ?

« Quand avez-vous recommencé à vous entraîner après l'accident de voiture ?

— Six mois plus tard, en décembre, j'ai recommencé à courir. Courir n'est d'ailleurs pas le mot exact. Je me mettais une attelle et je claudiquais. D'abord un demi-tour de terrain, puis un jour, un tour, en boîtant toujours. Puis deux tours, trois tours, quatre tours.

— Une grande joie déjà ?

— Bien sûr. L'aboutissement d'une période de rééducation particulièrement éprouvante. Le matin, je venais à la Jonelière. L'après-midi, j'allais chez un kiné en ville. Ce fut long et fastidieux. A cause de la fracture du fémur, je devais faire très attention. Ne pas prendre de risques. Ne pas soulever de poids trop lourds. Je marchais avec des béquilles, mais mieux ça allait, plus je forçais. J'ai fait tous les trucs possibles et imaginables.

— Sans jamais songer à tout laisser tomber ?

— Je savais que la rééducation c'était ma seule planche de salut. Ma bouée. Je m'y accrochais. Avec des hauts et des bas. Evidemment, il m'est arrivé de songer à tout arrêter. Il m'est arrivé aussi, au début surtout, de ne pas aller au stade voir jouer Nantes parce que je n'étais pas assez fort moralement.

— Vous vous battiez contre l'opinion initiale des médecins ?

— Je ne me battais pas contre quelqu'un, mais pour moi. En mars, j'ai repris l'entraînement à mon rythme. Ça allait bien. En avril, je participais déjà à des petits 4-4. »

Il n'est pas encore l'heure de se réjouir. Dans cette histoire, c'est quand tout paraît recommencer que tout finit de nouveau :

« Début mai, mon genou a gonflé ; il n'a jamais voulu redégonfler. »

C'est ici qu'il faut faire une pause pour parler de la situation de Patrice vis-à-vis de son club. En arrivant, il avait signé un contrat de trois ans. C'était il y a plus de deux ans. Il met les choses au point : « Le club a été très correct avec moi. Ça ne se serait peut-être pas passé comme ça ailleurs. »

D'abord, il y a la législation. Au bout de trois mois d'arrêt de travail, le joueur est pris en charge par la Sécurité sociale. Avec tous les inconvénients, financiers notamment, que cela représente. Heureusement, Nantes avait une assurance que le club a pu faire jouer.

Mais, dans un cas comme celui-là, la question qui se pose est simple et terrible à la fois. Ne vaut-il pas mieux interrompre le contrat en déclarant l'invalidité permanente ? Tentation obsédante. Pour interrompre ce contrat, il faut toutefois une décision médicale.

« Le club attendait un avis qu'aucun médecin ne voulait, ou ne pouvait prendre. Personne ne voulait dire : Lecornu ne pourra jamais rejouer. »

Dans ces conditions, la nouvelle alerte du mois de mai dernier, ce genou qui gonfle, ne pouvait pas plus mal tomber. Car, cette fois-ci, tout le monde eut envie de tout laisser tomber. Les médecins, le joueur, le club. Il aurait fallu un miracle. Et peu nombreux sont ceux qui, de nos jours, y croient encore.

Un clou, une vis, trois poussières

« Que s'est-il passé au mois de mai ?

— J'étais de nouveau arrêté ; j'ai subi une nouvelle arthroscopie. On a évoqué une nouvelle opération. Mais le risque d'échec était très grand. On ne savait pas exactement ce que j'avais. Finalement, les chirurgiens ont décidé d'ouvrir le genou et d'y jeter un œil.

— Et qu'ont-ils vu ?

— Dès que je me suis réveillé, j'ai bougé la jambe et j'ai pensé : tiens, je n'ai pas mal. J'ai su que je n'avais pas été opéré. C'était bon signe. On m'avait enlevé un clou de mon opération du fémur, une vis de mon opération de la rotule et enlevé deux ou trois poussières. Mais les ligaments étaient bons.

— Alors ?

— Alors, c'était que mon genou n'était pas aussi catastrophique que cela. »

Pourtant comme il n'existe aucune raison valable d'être optimiste, tout cela se conclut par un « arrangement à l'amiable » avec le club, sur lequel il ne veut pas s'étendre. Et qui pourra être reconsidéré quand Patrice rejouera.

Mais justement, il rejoue. Pas encore aussi haut, pas encore aussi bien, mais il rejoue. Sensations et impressions. Soleil levant. Dans la brume et le flou comme dans un tableau de Monet.

« En juillet, quand l'équipe est partie au Canada, je suis resté avec Baronchelli et Frankowski le Polonais. J'ai travaillé avec eux. »

Partir. Habitude enfouie. Combien en a-t-il vus partir des avions dans lesquels il ne montait pas ? Saisissant raccourci.

« Mon enfant est né en mars 1982. J'ai assisté à l'accouchement, appuyé sur des béquilles. Il avait trois mois quand j'ai eu mon accident. Il en a aujourd'hui dix-huit. Je n'ai pas rejoué depuis qu'il est né, mais je l'ai vu grandir. »

Jour après jour. Pas une absence. Une présence obsédante qui rythme les jours enfuis et perdus.

Pas de balle dans la tête

« Baronchelli, Frankowski, et après ?

— Après c'est encore Frankowski. A l'entraînement, il m'a descendu. Je n'ai rien senti. Quel plaisir.

— Et puis votre premier match ?

— C'était avec l'équipe de Division Honneur voilà quinze jours. Un match amical au Croisic. Là encore j'ai été descendu deux ou trois fois sans rien sentir. Un régal.

— Vos adversaires savaient qui vous étiez ?

— Non. Ils ne m'ont donc pas ménagé. J'ai tenu les 90 minutes.

« Avant ce match, à quoi pensiez-vous ?

— Ce qui est certain, c'est que je n'avais pas peur. J'étais heureux car j'en avais suffisamment bavé pour en arriver là. Mais je n'étais pas naïf non plus.

— C'est-à-dire ?

— C'est-à-dire que je savais que je pouvais très bien sortir sur une civière. Que j'aurais pu aussi sortir sur une civière une semaine après, avec l'équipe de Division III à Saint-Pol-de-Leon où je suis rentré pour les dix-huit dernières minutes.

— La civière, c'est la fin ?

— Sans aucun doute. Si je sors sur une civière je saurai alors que tout sera terminé pour moi. Je ne me battrai plus.

— Ça vous angoisse ?

— Non je suis serein. Je ne vois plus la vie comme avant. Pour moi, il y a les choses graves et celles qui ne le sont pas. Bien sûr, quitte à ce que tout s'arrête, j'aurais préféré que cela se passe voilà trois mois ; mais on ne choisit pas.

— Pourquoi trois mois ?

— II y a trois mois, je n'aurais pas accouplé le mot football au mot avenir. Maintenant je le fais. Dans une semaine, ça changera peut-être. Mais je me suis repris à espérer ; alors, si je dois arrêter maintenant, ce sera plus dur. Je mettrai un ou deux ans à récupérer, mais je sais que j'y arriverai. J'ai une femme, un enfant. Je ne me tirerai pas une balle dans la tête. Je ferai simplement autre chose que du football.

— La richesse, la gloire perdues ?

— S'il y a un truc pour lequel je ne me battrai jamais, c'est l'argent. J'en ai gagné beaucoup, ça ne m'a pas rendu heureux. Je n'en gagne plus beaucoup, mais je suis philosophe dans ce domaine. J'ai toujours été quelqu'un de très simple.

— L'avenir sans football, vous l'imaginez vraiment ?

— Non pas vraiment. J'aurais plusieurs solutions pour rester dans le milieu du sport, mais je ne veux pas en parler. Disons simplement que ma mère travaillait à l'usine, que mon père était mineur. A dix-sept ans, j'ai arrêté l'école, en seconde. Je ne m'intéressais qu'au foot. Je suis allé à Caen. J'ai travaillé à la poste. Je n'ai pas peur d'aller bosser. Si je dois me lever tous les matins à six heures, je le ferai. Je l'ai d'ailleurs fait durant un an. »

Point d'interrogation

Il se bloque, pense à l'évidence à autre chose. S'il parle si librement d'un lendemain sans football, c'est parce qu'il croit au lendemain football.

« Un joueur comme Ricort m'a involontairement beaucoup aidé. Il rejoue après un an et demi d'arrêt. Mais je pense aussi beaucoup à mon copain Wagner, à notre première sélection. » L'endroit et l'envers. L'intérieur et l'extérieur. Ce genou qui se met encore parfois à gonfler. « C'est normal », dit-il. Cette détente un peu perdue. « C'est tout ce qui me manque. Je n'en avais déjà pas beaucoup. Vous imaginez ce qu'il en reste. » Mais toujours ce dribble chaloupé. « Depuis quinze jours ou trois semaines. Je ne progresse plus à l'entraînement. J'ai atteint un certain niveau physique que seuls des matches me permettront d'améliorer. »

Le groupe jaune l'a désormais adopté, et cela, au fur et à mesure qu'il s'en éloignait : « Ils ont compris que ce qui m'est arrivé pouvait leur arriver à eux aussi, et ils m'ont soutenu. »

Une réalité : « J'ai rejoué alors que tout le monde pensait que je n'y arriverais pas. C'est une victoire sur le mauvais sort. »

Un rêve. En forme de but ? Son prochain but en Division I ? Son second but en jaune après celui marqué contre Strasbourg voilà deux ans et demi et qui demeure orphelin ? Pas vraiment.

« Je préférerais faire marquer un super but. Après un beau travail sur l'aile, filer un caviar à un partenaire. »

Il redescend sur terre. Comprend qu'il ne devrait pas aller si loin : « Je pense au match de samedi. Ensuite à celui du samedi suivant et ainsi de suite. Je ne peux plus faire de projets. »

« Patrice, comment conclure, comment traduire vos pensées intimes ?

— Mettez un point d'interrogation. »

Merci à France Football (20-09-1983) pour l'article et à Marc M. pour les scans.